Petite histoire de la langue japonaise, y compris au féminin, par Pierre Sevaistre

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Nous sommes toutes immergées dans la langue japonaise, que nous côtoyons à travers de multiples sollicitations. Il suffit de faire un tour chez Bic Camera pour s’en convaincre. Comment est apparue la langue écrite, comment s’est-elle transformée, enrichie, adaptée au fil des siècles ?

Pierre Sevaistre était notre guide, le 19 novembre, lors d’un petit déjeuner de l’association « Femmes Actives Japon » dans un passionnant voyage dans la langue japonaise depuis l’adoption des caractères chinois jusqu’à l’apparition de l’écriture moderne durant l’ère Meiji, en passant par la langue des samouraï et celle des poétesses de l’ère Heian.

Pierre Sevaistre et le Japon

Diplômé d’HEC, Pierre Sevaistre s’installe au Japon en 1977 Après un passage au Brésil, Il y travaille pour de nombreux groupes français et japonais : après Michelin, il sera responsable des opérations en Asie d’Essilor, puis représentant d’Aérospatiale au Japon. Au début de l’Alliance, il crée et dirige les fonctions audit interne et risk management de Nissan. Il exerce désormais une activité de consultant, tout en étant membre du board d’Ichikoh, filiale de Valeo.

Passionné du Japon, mais également intéressé par la Chine et la Corée, il est l’auteur de deux essais: « Le Japon face au monde extérieur, une Histoire revisitée« , publié en 2016 et « Nihongo, cette étrange langue qu’utilisent les Japonais« , publié en 2018 et en cours de réédition, tous deux aux éditions Indes Savantes.

La genèse du livre

Lorsque Pierre Sevaistre se lance dans l’écriture, son érudition le conduit tout droit vers un énorme « pavé » embrassant de multiples aspects – histoire, culture, langue, religion – du Japon. Sur les conseils d’un ami écrivain, il limite le premier de ses ouvrages au périmètre historique, ce sera « Le Japon face au monde extérieur ». Le deuxième part à la découverte de la langue japonaise. C’est ce 2ème ouvrage que Pierre Sevaistre est venu nous présenter… avant la parution du 3ème, sur les chrétiens du Japon.

La langue japonaise : quelle famille ?

Le japonais est une langue Ouralo-Altaique, famille linguistique qui s’étend du turc au coréen, en passant par le finlandais et le mongol. Voici quelques caractéristiques :

  • un ordre des mots sujet complément avec le verbe à la fin de la phrase,
  • une langue « agglutinante », qui lie les mots,
  • l’absence de pluriel.

L’origine de l’écriture japonaise

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Reiwa © Yukako Matsui, calligraphe

La langue japonaise est restée longtemps parlée, sans écriture. Au 6ème siècle, pour remédier à ce manque, l’empereur envoie quelques érudits étudier l’écriture chinoise.

Les Japonais de l’époque parlent le japonais et écrivent le chinois sans qu’il y ait de lien entre les 2 langues. Il faudra des siècles pour que les deux convergent. Deux autres pays sont passés par la même expérience, la Corée et le Vietnam mais ils ont pratiquement abandonné les idéogrammes depuis.

Les caractères chinois, figuratifs à l’origine, par exemple : 月 (lune) 木 (arbre) 口 (bouche), prennent leur forme actuelle très tôt, avec l’apparition du pinceau, qui oblige à styliser. Ils n’ont que très peu évolué depuis 3000 ans.

La langue écrite japonaise actuelle est le résultat d’une évolution progressive de l’écriture chinoise adoptée au 6ème siècle.

La première écriture utilisée au Japon est le Kanbun (漢文), succession de caractères chinois, dans l’ordre des kanjis chinois. Elle est donc difficile à déchiffrer et ne possède pas de prononciation autre que chinoise. Il faut pour comprendre rétablir l’ordre logique de la phrase japonaise, et « traduire » en langage parlé.

Vient ensuite le Kanjibun, identique mais avec l’ordre des mots de la phrase japonaise.

Au 8ème siècle, les premiers livres sont écrits dans l’une ou l’autres de ces langues. Par exemple :

  • le Nihonshiki (histoire du Japon) en Kanbun,
  • le Kojiki (Chroniques des choses anciennes) en Kanjibun.

L’étape suivante est l’utilisation des Manyôgana, les kanjis utilisés comme caractères phonétiques, comme par exemple 伊 pour le son « i ». Ils permettent, en poésie, d’écrire les mots japonais tels qu’ils se prononcent (et non plus seulement d’évoquer leur sens en kanjis).

Les Manyôgana simplifiés donneront naissance aux hiraganas (avec une grande liberté dans la simplification au début).

L’époque Heian (8ème / 12 ème siècle)

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Livres autour l’oeuvre de Murasaki Shikibu© Vivre à Tokyo

L’époque Heian voit la floraison de la poésie, et la séparation de la langue par genre. Aux hommes les kanjis, aux femmes les hiraganas !

Deux  femmes notamment écrivent des ouvrages célèbres : Sei Shonagan : « Notes de Chevet »,  Murasaki Shikibu : « Genji Monogatari » qui est le premier roman de l’histoire de l’humanité.
Si les femmes ne sont pas censées utiliser les kanjis, réservés à l’univers masculin, mais écrire uniquement en hiraganas, elles prennent un malin plaisir à parsemer leur écriture de kanjis !

Du côté des samouraïs, la contrainte des kanjis étant trop forte, on commence à utiliser un autre syllabaire phonétique, les katakanas.

Tous les ingrédients du japonais écrit moderne (Kanjis et alphabets phonétiques hiraganas et katakanas) sont donc présents dès le 9ème siècle !

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Après l’époque Heian, l’écriture quitte le cercle étroit de la cour impériale et des temples bouddhistes pour se répandre chez les guerriers et dans le peuple. Pendant l’ère Edo cohabitent deux styles, celui des samouraïs resté proche du kanbun et un style plus populaire, le Gesatsu, héritier des hiragana mais qui n’est plus limité aux seules femmes.

La standardisation à partir de l’ère Meiji

Il faudra attendre l’époque Meiji pour voir une standardisation de la langue parlée (le parler des personnes éduquées d’Edo) et une convergence entre les langues parlées et écrites (genbun ichi, écrire comme on parle) sous l’influence de quelques écrivains célèbres. C’est à cette époque que l’écriture des kanas jusque-là assez libre a été standardisée.

Une dernière vague de modifications est intervenue après la deuxième guerre mondiale et sous l’occupation américaine. Le style sorobun, héritier de l’écriture des samouraïs avec beaucoup de kanji et des katakana et qui était resté en usage dans l’armée et l’administration est interdit. Les katakana sont alors réservés pour l’écriture des mots étrangers.

Après avoir envisagé la suppression totale des idéogrammes les autorités décident d’en limiter le nombre officiel autour de 2 000 et d’en simplifier la graphie

Pour la petite histoire…

En 1945, le langage utilisé par l’empereur dans son discours mettant fin à la guerre était si spécifique qu’aucun de ses sujets n’a compris quoi que ce soit !

La place des femmes ?

En japonais il n’existe pas de genre pour les noms. Il existe en revanche des pronoms indiquant le genre, par exemple, kare (lui) et kanojo (elle).

En chinois, si « il » et « elle » se distinguent à l’écrit (他 / 她 même kanji avec la clé de la femme au lieu de l’homme), leur prononciation est identique !

En revanche, de nombreux mots et expressions ne sont utilisés que par les femmes ou par les hommes< Il existe ainsi des mots et expressions « féminines » (wa, no, kashira…), mais surtout des intonations, des attitudes, des degrés de politesse.

La politesse veut par exemple qu’une femme, en milieu professionnel, perche sa voix dans des niveaux artificiels d’aigus. Ce qui serait selon certaines interprétations un moyen de s’infantiliser, donc de rehausser par la même le niveau de son interlocuteur.

Pour Pierre Sevaistre, une manière d’appréhender les spécificités du langage féminin, c’est d’en regarder la caricature, à la télévision, par des travestis (par exemple Matsuko san), en général très drôles.

Le saviez-vous ?

Le langage honorifique (une des spécificités des langues japonaise et coréenne) n’est pas naturel chez les japonais, qui l’apprennent au prix d’efforts certains lorsqu’ils rentrent dans une entreprise.

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Pour aller plus loin

Apprécier un avant goût de poésie japonaise, plonger dans les arcanes de la double (parfois triple ou plus) prononciation des kanjis, découvrir l’humour japonais, se demander si l’on arrivera jamais a saisir les subtilités de l’usage du mot « san », et bien d’autres choses encore. Pour prolonger la rencontre, plongez-vous dans le livre passionnant de Pierre Sevaistre « Nihongo, cette étrange langue qu’utilisent les Japonais » !

CB

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